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Table ronde

toute resemblance avec des personnages…

Le 6 février dernier, notre table ronde consacrée aux entreprises familiales a réuni trois dirigeants qui nous ont partagé leurs parcours, leurs experiences et regards sur les grands enjeux qui animent ces entreprises qui sont au coeur du capitalisme mondial.

Très belle rencontre entre Bertrand Laurioz (PDG du Groupe Dékuple), Romain Lacroix (DG de Juratoys et co-DG de Maped), et Romain Millet (DG de Millet Mountain Group), entre lesquels les échanges ont rapidement pris un tour direct et très cordial, dans un esprit de partage et de sincérité, et parfois de façon inattendue. Morceaux choisis.

 

 

Bertrand Laurioz

Papa de trois jeunes femmes et deux garçons, partage ses moments de détente en famille à Saint-Malo dont il est originaire et s’échappe sur un voilier alentours avec des amis l’été.

Président-directeur général du groupe ADLPartner qu’il a transformé en groupe Dékuple, partenaire d’un Class 40 engagé sur la Route du Rhum notamment, Bertrand et son équipe de direction projettent de faire de l’entreprise un leader européen de l’ingénierie marketing au service des grands comptes à horizon 2030. Avant de diriger le groupe Dékuple, Bertrand fût un « tech/telco guy » où il a occupé pendant 12 ans différents postes de direction au sein d’Alcatel-Lucent, dont celui de VP Operations EMEA et ensuite dirigé la division Télécom de Hub One jusqu’en juillet 2019 avant d

e rejoindre le groupe familial ADLPartner. Sous sa direction depuis avril 2019, le Groupe Dékuple poursuit une croissance européenne ambitieuse avec des prises de position en Allemagne et aux Pays-Bas, et plus encore en Europe sur des projets encore confidentiels dans de nouveaux pays.

 

Romain Lacroix

Papa de 3 jeunes garçons, partage ses footings matinaux ou tardifs avec son fidèle compagnon à quatre pattes, une salle de boxe plusieurs fois par semaine pour décompresser et s’échappe pour quelques séances de randonnée autour du refuge familial en montagne avec son frère Antoine – co-dirigeant du groupe familial – pour se ressourcer ensemble et prendre du recul.

Il rejoint l’entreprise familiale en 2011 après un parcours fortement imprégné de finances et d’international (Cisco et Merrill Lynch à Londres puis Orange à Genève… 
se rapprochant du berceau familial).

Au sein du groupe Maped, Romain enchaine les responsabilités opérationnelles en Inde puis revient à Annecy pour y ajouter la supervision des filiales de Mexico et de Grèce. Le passage de témoin avec son père Jacques Lacroix s’est opéré progressivement depuis 2019, son frère aîné Antoine et lui alternant les mandats de président et directeur général tous les 3 ans.

L’acquisition de Juratoys en 2022 a conduit Romain à la direction générale d’un des leaders européens du jouet, en même temps qu’il partage la direction générale de Maped avec son frère Antoine qui préside l’entreprise pendant 
que leur plus jeune frère se consacre à des activités extérieures au groupe au Canada.

 

Romain Millet

Papa de deux adolescents amateurs de glisse, lui-même pratique l’ultra-trail en se fixant un défi personnel chaque année qu’il prépare depuis le camp de base familial en montagne.

Romain est le General Manager de Millet Mountain Group (MMG) depuis novembre 2020, entreprise française spécialisée dans les équipements de montagne et d’escalade, seule dans sa catégorie, à équiper l’aventurier en quête des plus hauts sommets de la tête aux pieds.

Avant de rejoindre Millet, Romain a notamment dirigé Le Chameau puis rejoint le groupe Beaumanoir, inspiré par son fondateur Roland Beaumanoir qui l’envoya en Chine où il dirigea ensuite la division Montres du Groupe LVMH. Il fait ensuite 
le pari de rejoindre MMG dont il prit la direction générale auprès de l’ancien actionnaire, le groupe suisse Calida, avant que l’entreprise de ses grands parents ne redevienne familiale, sous son impulsion et avec l’appui déterminant de son oncle Jean-Pierre Millet.

Depuis lors, l’entreprise a retrouvé le chemin de la croissance, engagé un projet ambitieux pour devenir régénérative d’ici 2030, projeté son ambition à moyen-long terme au travers d’une raison d’être présentée aux équipes et partenaires fin 2024 et vu une formidable dynamique familiale se mettre en place et s’amplifier autour de MMG.

 

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Des trajectoires personnelles inattendues

 

Les trois dirigeants ont ouvert la discussion en racontant leur parcours, souvent inattendus. Bertrand Laurioz explique qu’il n’avait jamais envisagé reprendre l’entreprise familiale. « Je n’ai jamais imaginé travailler dans la boîte de ma belle-famille. Jamais. » Diplômé de Polytechnique, formé dans les télécoms où sa carrière était en plein essort, c’est le décès soudain de son beau-frère en 2019 qui le conduit à reprendre les rênes du groupe familial ADLPartner.

« J’ai repris la ferme », dit-il avec humour et gravité. Cette reprise se fait alors qu’il a 52 ans, fort d’une expérience managériale solide mais totalement étranger aux métiers de l’ingénierie marketing.

 

Romain Millet, lui, évoque un désir ancien et presque contrarié. « Depuis que je suis petit, je rêvais de reprendre l’entreprise. » Après une carrière internationale, notamment en Chine chez LVMH, et un passage par le groupe Beaumanoir, il parvient, avec son oncle, à racheter Millet Mountain Group, juste après avoir fait le pari d’en prendre la direction générale comme salarié. « Ce rêve qui semblait inatteignable s’est finalement concrétisé grâce à une série de rencontres décisives. » Il insiste sur l’importance de la curiosité et de la mobilité comme moteurs : « rien ne s’est jamais passé comme prévu, mais chaque virage m’a appris quelque chose et je vis un veritable rêve éveillé au sein de MMG. »

Quant à Romain Lacroix, c’est une mission en Inde qui marque son entrée dans le groupe familial.

« On cherchait quelqu’un pour lancer notre filiale, et personne ne s’est porté volontaire. » Il se lance alors dans l’aventure, découvrant au passage les réalités d’un terrain très éloigné de ses références culturelles. « Le contact avec les commerçants indiens m’a appris une forme de simplicité et de respect de la valeur des choses que j’avais peut-être oubliée. » Cette expérience le transforme et l’ancre dans une nouvelle posture de dirigeant.

 

Ce qui frappe dans les récits de nos invités, c’est la prévalence du lien familial et des responsabilités associées à l’entreprise. Bertrand Laurioz : « Je n’ai pas été formé pour ça. Le marketing, ce n’était pas mon domaine. Mais il fallait que quelqu’un reprenne. » Il évoque un moment décisif : un crash dans une opération télécom, où il a dû dépêcher des équipes dans toute l’Europe pour réparer. « Cette pression 24/7 m’a formé à garder la tête froide, y compris aujourd’hui en tant que dirigeant. »

 

Romain Millet rappelle que le chemin n’a pas été tracé, malgré son désir. « Mon épouse me disait que je rêvais pour rien, que ça n’arriverait jamais. Et un jour, ça s’est présenté. » Son expérience en Chine l’a profondément marqué : « Les Chinois m’ont appris l’adaptation. Ils m’ont montré que tout pouvait bouger, tout le temps, sans drame. J’ai gardé ça comme principe de vie. » Il aime s’inviter dans les réunions, écouter les équipes dans les réserves, observer les détails. « Aller dans une réserve de magasin, c’est là qu’on apprend beaucoup, et bien plus souvent que dans de grands PowerPoints. »

Romain Lacroix, lui, insiste sur le rôle de l’expérience en filiale. « J’ai quitté un job confortable à Londres pour lancer une filiale en Inde. C’était brutal. Mais ça m’a transformé. J’ai appris à écouter des clients pour qui chaque centime compte. » Ce contact a modifié sa manière de diriger. « Je doute beaucoup plus qu’avant. Et je pense que c’est une qualité. » Il évoque aussi le sport comme soupape essentielle : « La boxe ou la course me permettent de garder l’équilibre. »

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Gouvernance et management

 

Les participants s’accordent sur la nécessité de structurer la gouvernance, même dans des environnements très familiaux. Bertrand Laurioz, à la tête d’un groupe coté, rappelle : « J’ai un conseil d’administration avec une majorité de membres indépendants. Ils sont choisis par l’actionnaire majoritaire familial, certes, mais ils me challengent véritablement. » Il ajoute : « Je leur dis souvent : si vous ne me challengez pas, je n’ai pas besoin de vous. » Une manière pour lui de professionnaliser la gouvernance sans renoncer à l’identité familiale du groupe.

 

Chez Romain Millet, le sujet se pose différemment. Son oncle et lui ont structuré une gouvernance claire pour éviter ce qu’il appelle le « board poulet-frites du dimanche ». Et d’ajouter, « on a racheté des minoritaires tout en leur laissant leurs droits de vote. C’est un équilibre délicat mais nécessaire. » Il évoque aussi le défi d’avoir des minoritaires qui s’expriment peu : « Mon enjeu, c’est de les faire bosser, de les faire nous challenger. Ce n’est pas toujours simple. »

 

Romain Lacroix, en duo avec son frère, souligne les progrès accomplis dans la délimitation des rôles. Le rachat de JuraToys – dont il a pris la direction générale en restant co-dg de Maped – a permis de clarifier les périmètres. Il insiste sur la nécessité d’une vraie confiance avec les partenaires minoritaires : « C’est en temps calme qu’on construit la relation, pas en période de crise. » Et de rappeler que les partenaires bancaires ou actionnaires s’évaluent sur la durée.

 

Le management est également abordé avec beaucoup de réalisme. Tous reconnaissent l’importance de faire cohabiter membres de la famille et managers extérieurs dans une dynamique au mérite pour accéder aux plus hautes fonctions. Bertrand Laurioz partage une anecdote révélatrice : « J’ai vu un co-CEO quitter une entreprise, faute d’avoir accès aux vraies décisions. » Pour lui, la séparation des rôles entre actionnaires et dirigeants doit être nette, même si elle est parfois inconfortable. Romain Millet insiste : « Il faut se faire violence. Ce n’est pas facile, mais il faut accepter d’être challengé, y compris par ceux qui ne sont pas de la famille. »

 

« La gouvernance, ce n’est pas qu’un organigramme. C’est une culture du dialogue », dit Bertrand Laurioz. « Il faut oser parler des désaccords. » Romain Millet conclut : « Ce n’est pas parce que c’est familial que c’est harmonieux. Mais si c’est bien géré, c’est un modèle puissant, enraciné et capable de durer. »

 

 

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Valeurs, cohabitation familiale et transmission

 

Les situations de chacun diffèrent bien naturellement.

Jacques Lacroix (dirigeant unique représentant la deuxième génération à la tête de l’entreprise) a transmis avec succès les rênes de Maped à deux de ses trois fils en conservant la présidence du CA.

 

Romain Millet se projète à 10 ans pour préparer sa succession à la tête de l’entreprise, en étroite coordination avec son cousin Sacha, d’environ 15 ans son cadet, également actif au sein de MMG et son oncle Jean-Pierre.

 

Bertrand Laurioz s’inscrit lui aussi dans une perspective à 10 ans, sans veritable visibilité à ce stade sur sa succession pour laquelle il n’exclut pas le recrutement d’un manager extérieur, de façon transitoire ou durable selon les projets et capacités de la troisième génération familiale, pour la plupart au début de leurs carrières.

 

Tous reconnaissent que la transmission ne peut se résumer à un simple passage de témoin formel. « Il ne suffit pas de désigner un successeur. Il faut préparer le terrain longtemps à l’avance », dit Romain Millet. Il témoigne de la manière dont les valeurs de l’entreprise ont facilité son intégration : « Ce sont les valeurs de mon éducation. Je me suis senti chez moi dès le premier jour. »

 

Comme Jacques Lacroix, Bertrand Laurioz rappelle que les valeurs familiales ne peuvent être confondues avec celles de l’entreprise. « Il faut faire attention à ne pas projeter ses repères personnels et familiaux dans l’entreprise. » Il évoque la genèse d’une culture d’entreprise fondée sur l’entraide, le respect et l’esprit de conquête, définie avec l’aide de consultants. « Ce n’est pas moi qui ai imposé ces valeurs. Elles ont émergé naturellement du groupe. »

 

Romain Lacroix partage une autre nuance : « Je parlerais plutôt de principes directeurs que de valeurs. » Il cite l’exemple d’Innocent, qui a su transformer le jus de pomme en produit sexy grâce à une culture d’entreprise incarnée. Pour lui, l’exemplarité du dirigeant et son style managérial façonnent le climat interne. Il revient également sur la difficulté à ménager la place des conjoints et des enfants : « Nos trois femmes sont peu impliquées, mais elles peuvent parfois ressentir une forme d’exclusion » : Et Romain insiste sur l’importance de ne pas empiéter sur la vie familiale : « Le dimanche, on évite de parler de l’entreprise lors des retrouvailles familiales ».

 

Ses enfants ayant tous quitté la maison maintenant, Bertrand Laurioz reconnait « ramener Dekuple tous les soirs à la maison », où les conversations et soirées avec son épouse (également actionnaire majoritaire du Groupe avec sa famille, ndlr) peuvent être fortement imprégnées de l’actualité de l’entreprise et des debriefs de sa journée chez Dekuple.

 

Romain Millet a pu observer pour sa part le très fort engouement produit par l’entreprise auprès de toutes les générations de cousins depuis son retour dans le giron familial, avec pour corollaire pour lui la responsabilité d’animer cette communauté, l’informer et la préparer.

 

La discussion revient sur la place des conjoints, souvent en marge. « Nos femmes ne sont pas associées à la gouvernance, et cela nécessite de l’attention pour ne pas devenir source d’incompréhension », confie Romain Lacroix. « C’est un équilibre difficile. » Bertrand Laurioz note : « Ma femme est au conseil. On parle beaucoup de Dekuple, trop peut-être. La frontière entre maison et entreprise est poreuse. » Romain Millet tranche : « Moi, je n’en parle pas à la maison. C’est ma manière de protéger cet équilibre. Mais ce n’est pas universel. »

 

Comme le soulignait Bertrand Laurioz, « quand on a vraiment les manettes, on imprime une direction, mais il faut rester à l’écoute de l’organisation ». Romain Millet rappelle quant à lui que « l’entreprise ne peut pas vieillir avec une seule génération ». Et Romain Lacroix résume d’une formule : « La personnalité du dirigeant donne le ton, mais c’est l’équipe qui fait la musique. »

 

De nombreuses questions restent ouvertes : comment gérer la dilution du capital sur plusieurs générations ? Quelle place laisser aux conjoints ? Comment ne pas confondre valeurs familiales et culture d’entreprise ? Tels sont quelques une des défis que les entreprises familiales doivent relever pour se developer sans se trahir.

 

La gouvernance, thème central, suscite des réactions contrastées.

Bertrand Laurioz décrit un système formalisé : « Mon conseil d’administration est exigeant. Tous les trimestres, je dois défendre mes orientations, parfois contre l’avis majoritaire. » Il parle de choix forts : « J’ai rajeuni le conseil, invité des profils digitaux. On ne peut pas piloter une boîte des années 2020 avec des logiques des années 90 ».

 

Romain Millet partage une anecdote de fin d’année : « Pendant les vacances, je faisais du sport le matin, j’allais au bureau de 11 heures à 14 heures, puis je retrouvais les amis le soir. C’était parfait. » Mais il avoue aussi ses failles : « J’aime quand on me dit que je fais bien. Mais j’essaie d’en sortir. Seul le challenge fait avancer. » Il insiste sur la transparence : « Même si on détient la majorité, il faut rendre des comptes. Sinon, les minoritaires se taisent, et finissent par se retirer des échanges de fond. »

 

Pour Romain Lacroix, la gestion en binôme avec son frère a nécessité des ajustements.

« Avant, on alternait la présidence et la direction générale de Maped. Depuis que j’ai repris la direction générale de JuraToys, les rôles sont plus clairs. » Il ajoute : « On a nos règles, nos équilibres. Parfois, tout tient à un déjeuner bien mené, une rando en montagne avec son frère et une écoute sincère. »

 

Le sujet de la transmission est naturellement au coeur des 3 entreprises.

Romain Millet évoque avec fierté la longévité de sa marque : « On a 104 ans. On a tenu parce que les valeurs sont restées stables. » Il met en garde contre les valeurs de façade : « Une raison d’être, c’est bien. Mais si ça change tous les cinq ans, ça ne sert à rien. »

 

Bertrand Laurioz insiste sur la distinction entre valeurs personnelles et valeurs d’entreprise. « Il faut faire attention. Ce ne sont pas les mêmes. L’entreprise n’est pas la maison. » Il admet : « Ma femme est au conseil d’administration. Parfois, les conversations débordent. Mais on veille à rester professionnels. »

 

Romain Lacroix revient sur la place des conjoints. « Nos trois femmes ne sont pas impliquées dans la société. Et parfois, elles se sentent à côté. » Il évoque un accord tacite : « Le week-end, on évite d’en parler. On fait une réunion en semaine si besoin. » Il mesure aussi la responsabilité qui pèse : « On est la troisième génération. Nos enfants auront peut-être envie de reprendre. Ou pas. Il faut leur laisser le choix, sans leur fermer les portes. »

 

Une tension féconde entre continuité, remises en questions et innovation semble dominer.

Les trois dirigeants le disent clairement : la famille peut être un atout comme un piège.

Ce qui fait la différence, c’est la capacité à dialoguer, à s’ouvrir, à se faire challenger. Le modèle de l’entreprise familiale n’est pas figé : il évolue, se professionnalise, se mondialise. Et il conserve une colonne vertébrale : l’incarnation. « À la fin, c’est toi qui donnes le ton », dit Romain Lacroix. Bertrand Laurioz résume : « On dirige, mais on ne décide pas seul. »

 

Et les questions restent nombreuses : comment assurer une transmission équitable ? Quelle place pour les conjoints ? Faut-il ouvrir le capital ? Comment intéresser et préparer les jeunes générations, thème essentiel.

 

Romain Lacroix le formule clairement : « On est la troisième génération. On commence à se poser la question de la quatrième. » Il raconte les réflexions en cours avec ses frères : « Nous avons des enfants encore jeunes, mais déjà, certaines discussions émergent. L’essentiel est de leur laisser la liberté, sans qu’ils aient le sentiment d’un poids ou d’un devoir moral. » Ce rapport à la liberté dans la transmission revient dans les propos de Bertrand Laurioz, qui constate : « Transmettre, ce n’est pas imposer. C’est proposer un chemin, sans obligation de l’emprunter. »

 

La question de la temporalité est aussi centrale. « Le temps familial n’est pas le temps économique », note Romain Millet. « On prend des décisions qui nous engagent sur dix ou vingt ans, mais les marchés attendent des résultats en un an. » Il souligne le besoin d’avoir des espaces de discussion différenciés : « On a mis en place des cercles distincts : le conseil familial, le conseil d’administration, le comité stratégique. Sinon, tout se mélange, et plus personne ne sait qui décide. »

 

Ces distinctions sont essentielles pour éviter ce que tous redoutent : la confusion des rôles. Henri Kieffer évoque un cas récent où un directeur général au bénéfice de 20 années d’ancienneté, coopté à ce nouveau poste, a quitté une entreprise familiale suisse après six mois, faute d’accès aux discussions stratégiques. Romain Millet rebondit : « C’est un vrai sujet. Si les décisions importantes se prennent autour d’un barbecue ou d’un apéro, sans les parties prenantes extérieures, on perd toute crédibilité. » Pour Bertrand Laurioz, la clé est dans la rigueur : « Il faut des process, même si c’est contraignant”.

 

L’échange s’engage autour de l’incarnation des valeurs : « Est-ce qu’une entreprise familiale peut survivre sans figure charismatique ? » Romain Lacroix complète : « La figure est importante, mais ce sont les principes collectifs qui perdurent. » Bertrand Laurioz ajoute : « J’ai beaucoup appris de patrons qui avaient une vision très claire. Je m’efforce d’incarner, mais surtout de structurer, pour que ça fonctionne sans moi. » Une idée que partage Romain Millet : « L’incarnation doit être un levier, pas un point de blocage. On doit pouvoir se retirer sans que tout s’écroule ».

 

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Et après ?

 

La table ronde s’est conclue sur une réflexion ouverte : comment penser l’avenir des entreprises familiales dans un monde incertain ? Nos amis dirigeants s’accordent sur un point : le modèle est pertinent et formidablement résilient, mais il doit s’adapter sans renier son essence. Ils appellent à une double exigence : rester fidèles aux principes qui ont fondé l’entreprise tout en accueillant la critique, le changement, et les formes nouvelles de gouvernance, voire de management.

 

Enfin, Romain Lacroix nous interpelle pour conclure : « Et si le vrai défi, c’était non pas de transmettre une entreprise, mais de transmettre un projet, une envie, un sens. »

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